dimanche 21 août 2016

Affects sociaux

Je me suis souvent demandé "Pourquoi la mode ?" Plus généralement, mes interrogations ressemblaient à ceci : "Pourquoi les gens agissent de cette manière, qui semble convenue et répandue entre tous, mais qui à moi me semble étrange, sinon incompréhensible ?"

Qu'il s'agisse du langage (familier par exemple), des actes (serrer la main, faire la bise, faire un check), des habits ou des pensées (l'allemand c'est nul, il faut stigmatiser les intellos), je me suis très souvent senti exclu d'une sorte de comportement communément partagé dont je ne saisissais ni l'origine ni la motivation.

Aujourd'hui, je peux donner un nom à ces choses, quoiqu'il faille en expliciter le sens. Nous avons affaire à des affects sociaux. Prenons chaque mot séparément.

Un affect, c'est littéralement, ce qui nous affecte, c'est-à-dire, ce qui exerce une influence sur nous. Il peut être extérieur ou intérieur.
Social, cela renvoie aux autres humains avec qui nous vivons et aux liens que cette vie ensemble nécessite.

Donc un affect social c'est une cause extérieure qui vient du fait que les humains vivent en société. Or ce dernier fait n'est pas anodin. Parfois, un individu cause la joie ou la tristesse d'un autre individu. Ce n'est pas pour autant un affect social. Car ce qui est propre au social, c'est la multiplicité des interactions, et des influences transmises.

C'est un peu le principe du bouche-à-oreille (et de ce jeu dont le nom le plus répandu, "téléphone arabe", véhicule l'idée essentialisante que c'est dans les populations considérées par nous Français comme "arabes" que le bouche-à-oreille se pratique le plus) : un individu exerce une influence sur un autre, qui lui-même en influence un troisième, et ainsi de suite jusqu'à ce que, enfin, l'influence revienne au premier. Le bouche-à-oreille nous enseigne donc que ce que nous envoyons nous revient déformé par la compréhension des autres.

Quelle est la nature et/ou la cause de cette déformation ? Les influences ne sont pas déformées par les contraintes physiques qui entrent en jeu dans la compréhension d'une phrase chuchotée. Pour ma part, je supposerai qu'elles sont reçues et renvoyées selon ce qui est le plus adéquat à la personne qui transmet l'influence. Je veux dire par là que chacun est plus susceptible d'être influencé et d'influencer d'une certaine manière que d'une autre, et que cela dépend de comment il a déjà été influencé, dans le passé, par l'environnement, les autres êtres humains, la société, ou quelque cause extérieure que ce soit.

Bien entendu, dans la vraie vie, il n'y a pas comme dans le jeu un ordre prédéfini et immuable qui garantisse l'unicité de la boucle : au contraire, les influences déformées parcourent toutes sortes de boucles, et reviennent en diverses versions, pour continuer leur chemin.

Voilà : un affect social est né.


Inspiré par mes études de physique, j'en viens à me demander : est-ce qu'il finit par y avoir une sorte de "stabilisation", c'est-à-dire que l'influence ne se modifie plus et au contraire se diffuse très largement, inchangée ou très peu ? Quelles sont les conditions d'une telle stabilisation ?

Bien entendu, nous savons qu'il existe des stabilisations pour certains affects sociaux. Ainsi de la mode au sens large, qui, partant d'initiatives individuelles, finit par imposer des idéaux corporels ou vestimentaires relativement pérennes.

Mais la physique enseigne aussi que ce que nous prenons pour stabilité est souvent plutôt une évolution qui s'étale sur un temps très long (par rapport à, disons, notre mémoire à moyen-terme, ou pour les plus stables, par rapport à la durée de vie d'un humain). La mode fournit encore un bon exemple pour ce qui a rapport à la mémoire à moyen-terme. Des traditions plus anciennes dont je vous laisserai trouver les exemples témoignent des affects sociaux plus persistants.


Alors à quoi ça sert, de savoir ce que c'est un affect social ? Ça n'enlèvera pas la blessure de mon enfance.

Pourtant, cela me semble capital. Nous sommes entourés d'affects. Lordon parle même de Société des Affects. Alors oui, nous le savions : je peux être influencé par mon voisin. La publicité m'influence. D'accord. Mais savions-nous que nous étions aussi sujets à une influence plus diffuse, qui finit à force de déformations par ne plus dépendre de personne et pourtant vivre en chacun ?

Je ne pouvais pas comprendre le comportement des enfants qui m'ont blessé, petit, en invoquant les arguments de l'éducation des parents, qui souvent étaient adorables, ni de celle des professeurs, que je recevais aussi. De même, je ne comprenais pas d'où venait et comment fonctionnait "l'effet de groupe". Et même dans ce cas, d'où vient que le groupe choisit de défendre tel manière d'être au lieu de telle autre ?

Maintenant je sais. Je peux mieux comprendre, sans pardonner. Et cela va bien plus loin que s'interroger sur les motivations de mes camarades de récré : vous comprendrez aisément que cet outil est aussi utile pour analyser les défauts de la société dans laquelle nous vivons que pour mener une réflexion plus pertinente sur les enjeux géopolitiques du monde actuel.


Il reste à poser une question, la dernière question qui est aussi la première question (et comme je suis facétieux, je vais en poser plusieurs, beaucoup) :

Comment se libère-t-on d'un affect social ? Un affect social permet-il de se libérer d'un autre ? Y a-t-il une intensité dans les affects sociaux ? Est-ce satisfaisant de se libérer d'un affect social par un autre ? Par une quelconque influence extérieure ? Faut-il se libérer de tous les affects sociaux ? Et pourquoi certains ne sont-ils pas influencés par l'un ou l'autre affect social ?

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