mercredi 7 décembre 2016

Amour(s)

J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;

Racine, Phèdre, Acte II, Scène 5.


poison poison poison

J'aime
Poison
Fol amour
Raison

Trouble
Yeux

je t'aime
lâche

complaisance
je m'approuve
poison


C'est quoi, l'amour ? C'est quoi, les amours ? Ça veut dire quoi, "j'aime" ?

(Si tu n'as pas envie de lire mon raisonnement sur ce que c'est l'amour et ses compartimentations, et ses causes et comment on peut réfléchir sur l'amour pour moins souffrir, tu peux considérer que l'article se finit à la ligne de questions ci-dessus ^^) (surtout que bon c'est long) (mais moi je suis content si tu restes)

Avertissement : (Si tu t'en fiches de connaître les suppositions et limites de mon raisonnement, tu peux sauter ce paragraphe)
Je vais me placer dans le cas où :
-Il existe un monde objectif indépendant de nous, commun à tous.
-La notion de vérité en tant qu'adéquation du discours au monde est valide et ne pose pas de problèmes logiques majeurs. (C'est faux, mais je vais faire comme si c'était vrai.)

Notations :
-Je signale une citation de l'Éthique de Spinoza, en substance ou exacte, par la mention : (E).
-Chaque mot dont je donne une nouvelle définition sera doté d'une nouvelle couleur pour le différencier de sa définition habituelle et rappeler qu'il s'agit bien du mot que j'ai défini. Cela permettra d'alléger un peu le développement : je ne rappellerai pas que j'ai utilisé le mot dans une définition non usuelle. Le reste du temps, je soulignerai. Quand l'ambiguïté est intéressante, je ferai les deux, et je vous invite à envisager les deux "possibilités".

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Définition : Joie
Une joie est une augmentation effective de la puissance d'agir. (E)


Ça veut dire un peu ce qu'on veut, "augmentation (effective) de la puissance d'agir". "Je peux faire davantage de choses" est sans doute une formulation inexacte. Tout ce qui relève des possibles aussi. Mais on s'en fiche, parce que c'est comme ça qu'on vit les choses. Donc je vais dire : quand on a l'impression que notre "horizon des possibles" s'élargit, c'est qu'on a l'impression que notre puissance d'agir augmente, c'est-à-dire qu'on a l'impression de ressentir une joie.

C'est une définition un peu générale pour la joie non ? Et puis, c'est un peu compliqué, ça demande plein de définitions préalables et de prérequis.

Définition : effectif
Contraire d'une impression, adéquation à la réalité. Je dis d'une chose qu'elle est effective quand elle est réellement présente, par opposition à "imaginée et pourtant absente".

Définition : Puissance d'agir
Je ne vais pas m'attarder, mais puissance d'agir, c'est assez délicat. Ça désigne comment on agit effectivement, et non pas ce qu'il est possible de faire. On est puissant ou parfait en fonction de ce que l'on est et fait et non ce que l'on peut être et faire.

Mais c'est important d'avoir cette définition, plutôt que de parler de ce qu'on ressent parce que :
-Ça permet de distinguer entre une "vraie joie" et une "joie illusoire" (c'est pour ça qu'on précise : augmentation effective). Parfois, on ressent de la joie en se faisant du mal. Ici, j'ai envie que quand je parle de "joie", ça soit à tous les coups "une joie qui fait du bien". Donc je me donne une définition un peu étrange de la joie.
-Parfois, on ne ressent pas une joie, pourtant, notre puissance d'agir augmente. Ce que veut dire profondément cette définition, c'est que si on était conscient, à chaque fois que notre puissance d'agir augmente, qu'elle augmente, alors on pourrait ressentir de la joie. Et ça, c'est très important. Entre autres, cela permet de guider ses actions.

Définition : Amour
L'amour est une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. (E)
Je ne vais pas discuter de "extérieure" ici, même si ce serait l'objet de développements certainement très intéressants sur l'amour de soi.

Encore une fois, on a une définition très générale. Et qui n'a pas l'air de concorder avec la nôtre.
L'amour, pour nous, c'est uniquement cette chose complexe et puissante qu'il y a entre deux humains lorsqu'ils sont "en couple" et qu'ils ressentent envers l'autre des émotions très fortes. Remarquons déjà que c'est une définition très, très vague.
L'apport de la nouvelle définition, c'est donc de dire que chercher une définition adéquate de l'amour est forcément un échec si on veut séparer cet amour puissant de tous les autres amours que nous concevons. En fait, il n'existe pas de critère qui permette de séparer l'amour puissant des autres formes d'amour (filial, fraternel, amitié, et autres).
Dit encore autrement, toute compartimentation de l'amour est violente.

(Je dirai : la compartimentation (de l'amour en amours), pour alléger)

J'aurais pu dire, "impossible", ou "inadéquate", je dis violente. En effet, la plupart du temps, un discours sur quelles personnes on est susceptibles d'aimer (en particulier si cet ensemble de personnes n'est pas "toutes les personnes") pourra être perçu comme blessant par une personne qui précisément n'est pas susceptible d'être aimée. (Et ça, franchement, c'est très violent.)
Quand on fait des classifications en amours, il se produit la même chose.
Exemple : C'est un peu le principe de la "friendzone" : des êtres découvrent qu'ils ne peuvent pas être aimés, ils prennent conscience d'une diminution de leur puissance d'agir par rapport à celle qu'ils pensaient avoir, donc ils ressentent une Tristesse.
(Note : Il y a énormément d'abus avec la friendzone, je tente ici seulement de mettre en lumière le fait que si ce concept a émergé, c'était parce qu'il décrit et explique une profonde souffrance ressentie par des êtres humains. (Tristesse ou tristesse ?)
On pourra discuter autant qu'on voudra sur la répartition genrée de l'usage de la friendzone, ses excès et ses composantes sociales, on aura raison, mais je crois qu'on ne contredira pas ma remarque, qui encore une fois ne vise pas à excuser, mais à expliquer une partie d'un phénomène.)

Réciproquement, quand on est un humain, on sent qu'on n'aime effectivement pas tout le monde. Mais c'est une chose d'affirmer un fait, et une autre d'en extrapoler une (im)possibilité. Aussi, remarquer que nous sommes attirés différemment par différents humains est une étape essentielle, vitale, de l'apprentissage de soi, mais le fait d'en déduire des catégories d'êtres aimables ou non, bien qu'ayant une capacité prédictive appréciable, reste violent dans une certaine mesure.
(Note : Je mets tout de suite une nuance, parce qu'elle me semble nécessaire : catégoriser l'amour n'est pas une faute, n'est pas reprochable, le fait que ce soit violent ne veut pas dire que c'est à éviter absolument. Peut-être ne sera-ce violent pour aucune des personnes qui auront connaissance de ma, ou de votre, compartimentation. Je demande simplement qu'on soit conscient de la violence potentielle qu'engendre la compartimentation, et qu'on agisse en conséquence.)

La violence résultant de l'affirmation d'une compartimentation s'illustre dans de nombreux cas, le plus notable selon moi étant celui de l'orientation (sexuelle et romantique entre autres).
Il "va de soi" (en fait non, mais je n'ai pas l'énergie de faire un développement justifié à ce sujet) que l'orientation n'est pas un choix, qu'on est attiré, indépendamment de notre volonté, par différentes personnes en fonction de ce que nous, nous-notre-corps, percevons d'elles. D'où une compartimentation.
Je vais donc répéter ce que j'ai dit plus haut mais que j'estime devoir être reformulé, dans ce contexte et à la lumière de ce que j'ai dit depuis :
Les différences d'attraction, d'amitié, d'affection, ou à l'inverse, de répulsion, d'inimitié, de détestation que nous ressentons sont des différences effectives. À ce titre, elles n'induisent pas une compartimentation mais un constat, et surtout, elles n'impliquent pas de prédiction, perçue comme immuable, sur les réalisations possibles de l'amour envers différents êtres humains.
Donc chacun est légitime dans chacune des réalisations effectives de son amour. Aussi nombreuses et variées soient-elles. Et quelles que soient les personnes à qui est destiné l'amour.
Et cela n'induit pas forcément de compartimentation, donc de violence.
(Bref, le monde est beau, le soleil brille, et l'amour c'est pas violent.)
(Je suis probablement biaisé dans mon raisonnement pour retomber sur un amour uni et pas violent, mais ça, je ne peux pas le déterminer à cet instant précis.)


À ce stade, il me reste deux choses à préciser.

Premièrement, l'amour ne se divise pas quand on aime plusieurs personnes. Même quand les réalisations de l'amour qu'on considère, par exemple pour plusieurs personnes, sont "d'intensités comparables" (je n'ai pas envie de rentrer dans la question abyssale de déterminer comment quantifier l'augmentation de la puissance d'agir, donc ce que signifie "intensité d'amour", il faudra se contenter de la définition approximative, avec toutes les faiblesses que ça suppose à mon raisonnement).

Exemple : S'il y a trois personnes, A, B et C, et que A aime B et A aime C, alors B (ou C) pourra avoir l'impression que A l'aime moins du fait que A aime C (ou B). Mais A peut les aimer également, n'être pas capable de déterminer une différence d'intensité entre les réalisations de son amour, ne pas concevoir même qu'on puisse compartimenter d'une manière qui ne lui permette que d'aimer B et pas C (ou C et pas B).
Cela signifie que, dans ce que nous appelons "un couple d'humains qui s'aiment", il n'y a pas plus de jalousie à avoir pour l'un des membres du couple si l'autre aime une troisième personne que si l'autre était ami avec une troisième personne. La jalousie, je le comprends et le ressens, procède d'une peur de perdre l'être aimé. Mais de la même manière qu'on ne perd pas l'être aimé quand celui-ci a des ami.e.s, on ne le perd pas lorsqu'il est amoureux.
Aimez-vous. Aimez-vous et faites-vous confiance. Aimons-nous. C'est quand même la meilleure chose qui puisse nous arriver à tous.


Enfin, il y a la question de l'amour, du choix d'aimer et de la réciprocité. (C'était le but de l'article, mais, oui, j'avais besoin de tout le reste avant.)

Imaginons qu'un humain vous provoque de la joie, et que vous la ressentiez. Alors, vous ressentez une joie accompagnée de l'idée de la personne en question. C'est-à-dire, vous aimez cette personne.
Et cette remarque s'applique pour toutes les formes d'amour.
Ainsi, nul n'est responsable de l'amour qu'il ressent. C'est simplement de l'amour par définition, c'est presque "mécanique" (même si je déplore la connotation associée à ce mot). On pourrait dire : il y a l'amour. Quand il y a cette personne, il y a la joie, alors, il y a l'amour.
Comme on a l'habitude de se sentir coupable de l'amour qu'on ressent pour certaines personnes, cette précision me semblait vitale.

Note : En revanche, on est responsable de l'amour qu'on cause, mais en aucun cas des conséquences parfois abusives de cet amour qui dépendent souvent de la personne, sinon de choses extérieures même à la personne concernée. Mais c'est une question difficile.


La dernière chose concerne la réciprocité attendue de l'amour, et je crois qu'avec ce que j'ai dit jusque là, je vais pouvoir dire des choses pas trop triviales.
D'abord, la culpabilité qu'on peut ressentir en aimant une personne vient à mon avis, au moins en (grande ?) partie de ceci : on sait qu'on aime une personne, et que par cet amour, on attend également une réciprocité, mais que l'on ne peut pas exiger de l'autre. Pourtant, on aime et on ne peut pas arrêter d'aimer (précisément comme je l'ai dit parce qu'il s'agit d'une joie, et réprimer une joie, ça fait très mal, c'est une grande tristesse), donc on a l'impression qu'on ne peut pas cesser d'attendre une réciprocité. Et le problème est très intéressant parce que, s'il est facile de dire que l'amour d'un être humain n'est pas forcément accompagné d'une attente de réciprocité, en pratique, cela se réalise très fréquemment, et les deux sont ressentis comme liés. Donc il convient d'explorer un peu la question.
La réciprocité de l'amour est, à mon avis, perçue comme une reconnaissance : "je te reconnais en tant qu'humain, j'essaie d'imaginer ce que tu ressens, j'ai de l'empathie envers toi". C'est une validation extrêmement forte et un soulagement profond, une réciprocité. Réciproquement (haha), l'absence de réciprocité donne l'impression de l'absence de reconnaissance, et c'est "comme si" on n'était pas reconnu en tant qu'humain, comme si nos émotions étaient niées, comme si, alors, on allait devoir réprimer son amour en sachant que cela sera source de souffrance / tristesse.
Je pourrais dire "ce n'est qu'une impression", mais ça n'avancerait personne.
Ce qui, à mon avis, peut en revanche aider certain.e.s, c'est de constater qu'il existe souvent une réciprocité, et également sous forme d'amour. Et c'est bien cette remarque qui peut être apaisante : l'autre nous aime en retour dès qu'il sourit à une attention gentille. De même que cette remarque peut être frustrante, considérant le fossé perçu entre l'intensité "émise" et l'intensité "reçue". (Mais comme précisé ci-avant, je ne peux et veux pas rentrer dans des considérations d'intensité.)
Enfin, je vais souligner que la situation est forcément symétrique. Si une personne me cause de la joie, je vais par définition l'aimer. "Je n'ai pas choisi". Alors réciproquement, si je cause à une personne de la joie (en faisant attention : ce qui me cause de la joie ne lui en cause pas forcément ; il faut que je sache ce qui lui cause de la joie), alors, elle m'aime. Donc il me suffit d'être gentil et attentionné envers un être pour qu'il m'aime. Et en faisant durer cela suffisamment longtemps, je pourrai être certain que l'amour qu'il me porte est intense (quoi que cela veuille dire), et même s'il est dépourvu des réalisations concrètes qu'on attribue souvent à l'amour intense (je pense ici aux relations sexuelles / sensuelles, aux mots doux, etc.), ce sera de l'amour intense.

Et je serai apaisé.

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